Ucayali, long fleuve tranquille?
On nous avait dit : « Tu veux descendre l’Amazone ? Prends un jeu de cartes et des bouquins, tu vas t’emm… !» Merci à l’incongru qui m’a fait transporter 2 kg d’inutilité ! Parce que si l’Amazone, en juillet, c’est monotone, l’Ucayali ne te laisse pas tranquille une demi-heure… Il y a pourtant 2000 km et 7 jours, de Pucallpa, au pied des Andes, à Iquitos au milieu de la selva.
Que je vous éclaire : les eaux ont commencé à baisser mais on est encore loin d’être à sec. Sur l’Amazone, le fleuve peut faire 12 km de large : on ne voit pas les berges. Les bateaux offrent trois ponts passagers superposés, à la disco tonitruante de huit heures à minuit. Et on se traîne à vingt à l’heure. Sur l’Ucayali, une des deux rivières qui, se rejoignant, forment l’Amazone, le cours est étroit, les bateaux bien différents, le courant plus fort.
Ici pas de coque à étrave ni de cabines mais d’énormes barges à fond plat de 10 mètres de large sur 30 mètres de long ! Seulement 2,80 mètres de tirant d’eau et…
1000 tonnes de charge !
Sur l’Ucayali, le cours de la rivière et les bancs de sable bougent tout le temps.
Les berges, mini-falaises de 6 mètres de haut, passent leur temps à s’effondrer, emportant palmiers et arbres géants.
Sur la descente, trois villages-ports seulement. Le reste, c’est l’abordage contre la falaise, face à l’amont, moteur à fond pour lutter contre le courant.
-« Et on s’arrête souvent ? ».
Tout le temps ! Malgré une navigation 24h/24h.
-« Ils ont donc toute une flopée d’appareils sophistiqués pour la navigation de nuit ? »
Pas un seul!
-« Ben comment ils font ? »
Déjà, il faut qu’il y ait de la lune, pour apercevoir les deux berges. Ensuite l’annexe, barque en alu à moteur collée au flanc de la barge, est garnie d’un pilote et d’un « piqueur ». Elle s’élance 50 mètres en avant de « Pachito » (c’est le nom de notre bateau). Dans la demi-nuit, on la distingue à peine. Du haut du 3ème pont, le capitaine gueule (en espagnol) : « Piqué !, piqué ! » (« Pique !, pique ! », pour les plus bouchés d’entre vous !). Dans la main du piqueur, une jauge : morceau de bambou de 3 mètres de long. S’il ne touche pas le fond (ou à peine !) en la tenant par l’extrémité, c’est que ça passe. Sinon, le piqueur agite frénétiquement le bras vers la gauche ou la droite pour donner des indications au capitaine qui les répercute au barreur, lequel n’a que quelques secondes pour faire virer les mille tonnes, moteur à fond ! Pour voir le piqueur, le capitaine utilise un vieux phare de camion relié à une batterie, avec lequel il balaye incessamment la rivière dans sa largeur. Parfois, on perd le piqueur de vue. On se repère alors à ses cris…
Si la nuit est sans lune, il faut faire halte. La barge se met à contre-courant, fonce dans la berge et maintient les moteurs jusqu’à ce que le marinier de service soit allé entourer un arbre d’un câble d’acier. Le plus souvent, une fois les moteurs coupés, le poids de la barge entraînée par le courant arrache l’arbre ainsi qu’une « tranche » de berge grosse comme un immeuble de 3 étages : on recommence plus loin…
A bord, un seul pont passagers, tout le monde vit en hamac. Si nous nous agitons sans cesse d’un bout à l’autre, d’un pont à l’autre, les locaux, indios ou peruvianos, blasés sans doute, somnolent au hamac le plus clair de leur temps ou s’y trémoussent au son des radios :glandeurs et décadanse !
Bientôt, c’est Contamana, un des trois ports fluviaux du trajet et petite ville coquette. On doit s’y arrêter pour la nuit. La police en profite pour effectuer des contrôles réglementaires. Avant l’accostage, (c’est plutôt une ambiance d’abordage), le capitaine court dans tous les sens, aboyant des ordres auxquels on ne comprend rien. Tous les passagers sautent pour attraper les gilets de sauvetage attachés au plafond mais force est de constater qu’il en manque. Il nous pousse alors dans une sorte de cabine, nous fait signe de ne pas bouger et met un doigt sur ses lèvres dans un signe universel ! On n’en mène pas large : pourvu qu’ils ne nous débarquent pas ! On patiente, immobiles, observant pas un interstice de la porte les allers et venues des policiers, la vérification des pièces d’identité. Ceux-ci descendus sur le quai, on nous libère pour un tour en ville : les policiers nous regardent passer sans sourciller… On renonce à comprendre et on écluse une bière locale au bistrot.
Mais on s’arrête aussi pour un rien. Agitez votre t-shirt au-dessus de votre tête depuis la berge et la barge décrira un gracieux arc de cercle d’un quart d’heure pour venir vous cueillir à domicile. Bien sûr, comptez une heure minimum d’arrêt entre les manœuvres et la montée à bord …des vendeuses !
Tapies derrière un palmier. D’abord, personne ne descend, elles ne vous en laissent pas le loisir. Priorité véhicule montant sur la planche jetée entre la berge et la barge. Paniers ou bassines sur la tête, éventuellement se tirant quelques gifles en cas de dépassement (la première a plus de chance de vendre que les suivantes), elles prennent le bateau d’assaut. Elles vendent de tout ! Alimentaire ou pas, nature ou cuisiné, frais ou périmé ; voire décomposé (il fait 40° !). Quelques exemples ? Soit ! Je vous le fais en respectant l’ordre de montée à bord, pas envie de prendre une gifle allongée par un avant-bras de matrone : poissons frits, mangues, manioc, Fanta, farofa, cotons-tiges, bananes vertes, slips, chaussons à la viande, Tampax, appels téléphoniques (elles ont des portables), lunettes de soleil, DVD, pastèques, riz cuit dans une feuille de bananier, vernis à ongles, soutien-gorge… Liste purement indicative en fonction de la portion de jungle stationnée, gros village ou quelques huttes.
Quand la vente bat son plein, les passagers qui ont appelé le bateau peuvent enfin monter. Ils montent rarement les mains vides. La rivière est l’unique moyen de communication et de transport, en dehors de l’hydravion… des riches. Et puis, il y a toujours à l’arrivée, un frère, un cousin, une connaissance à qui il est de bon ton d’amener quelque chose de la forêt ou de la ville, tout dépend d’où l’on part et où l’on arrive. On monte donc avec son motoculteur, un sac de farine, 6 poules vivantes, attachées par 3 (et qui pondront sur le pont pendant le trajet !). Un WC tout neuf, un régime de bananes, un porcelet (qui enchante vos petits matins quand il entame un concert avec le coq, attaché par une patte à un poteau depuis le départ !), une pastèque ou des arbres en pot.
Et dans la barge, me direz-vous, il y a quoi, au départ, pour atteindre 1000 tonnes ?
Un chargement plus homogène mais étonnant quand même. Des boissons, pour les petites échoppes nichées dans les orées de jungle : 100 000 bouteilles environ. Des sacs de ciment. Une vingtaine de motos-taxis de fabrication chinoise, arrivés à Pucallpa par camion, ayant franchi les Andes depuis Lima, où elles sont arrivées par cargo !… Au troisième pont, 1000 sacs de 12 sachets de 8 rouleaux de papier wc. Je vous épargne le calcul : 96 000 rouleaux ! De quoi s’essuyer le fondement pendant… je ne sais pas ! Il y a aussi des poutrelles, des fers à béton, qui encombrent le pont. Une centaine de régimes de bananes, chargés à la première halte, quelques voitures d’occasion (seule façon pour elles de gagner Iquitos !) et des animaux vivants…
Quand on aborde un village prévu à l’itinéraire, la halte est encore plus longue car on décharge et charge on peut donc aller se promener à terre pendant plusieurs heures au milieu des villages indiens sur pilotis (l’eau monte de 10 à 12 mètres entre la saison sèche et la saison des pluies). Dans l’un d’entre eux, je croise une indienne Shipibo enceinte, qui sort du dispensaire.
* Comment t’appelles-tu, me demande-t-elle.
* Gilles
* Mon fils s’appellera Gilles !
J’ai beau expliquer à ma compagne que je n’étais pas là 7 ou 8 mois plus tôt, rien n’y fait ! La seule explication qu’on soutire des passagers est une sorte de croyance ou de coutume Shipibo qui consiste à donner au bébé le nom du premier homme rencontré après la détermination du sexe. Drôle de penser que j’ai un fils virtuel à 15 000 km de chez moi. Pourvu que la mère ne débarque pas à la maison pour réclamer une pension alimentaire !
Ailleurs, c’est l’arrêt ravitaillement : nous manquons de viande pour nourrir les 80 passagers et les 10 hommes d’équipage.
Deux heures plus tard, les marins remontent à bord avec quatre cuissots de vaches sanguinolents et encore chauds ! Nous aidons à les dépecer avant de les mettre à sécher au-dessus de l’unique table du pont. Les mouches monteront la garde pour que personne n’y touche avant le cuistot. Ensuite, il nous faut charger cinq autres vaches, bien vivantes celles-là. Ont-elles eu vent du sort de leur consœur ? Toujours est-il qu’elles se débattent et refusent de faire un tour en bateau ! Une dizaine d’hommes tente de les tirer, pousser, s’égaillant comme des moineaux à la moindre velléité de coup de corne : on n’est pas repartis ! Depuis le bateau, on crie : « Olé ! », mais ça n’arrange rien. Elles finissent quand même par être vaincues à l’exception d’une seule qui adopte la tactique dite « de la masse inerte et molle de 500 kg » : elle se laisse tomber du haut de la berge et glisse inéluctablement dans la vase, enlisée jusqu’au cou. Refusant de bouger, il faut une quinzaine d’indiens pour l’en extraire dans un bruit de succion, mais elle n’est pas encore à bord pour autant ! Sortie de l’eau elle se laisse traîner puis choir de nouveau sur le pont : on la glisse et tire vers le fond du bateau (30 mètres plus loin quand même !) quand soudain elle se « réveille », se souvenant qu’elle a des cornes. Seul salut des indios : sauter dans l’Ucayali ! Moi je dis : on mangerait directement les indiens qui la chargent, on aurait moins de mal !
Encore plus loin – je n’invente rien ! – on aborde et une nuée de pirogues entoure la proue de la barge sagement plantée dans la berge. Pas pour nous attaquer : vous regardez trop de films.
Chacune des frêles embarcations est chargée d’une centaine de pastèques vertes énormes : un chargement à descendre à Iquitos, qui est encore à 1000 km de là. Tout se fera à la main et à la chaîne, pastèque par pastèque, pirogue par pirogue… 5000 pastèques réparties sur le peu de place qui reste sur le bateau, pont passagers compris. On en met partout : dans les coursives, contre le bastingage, sur les bancs, sous les hamacs,… On flânait sur le pont d’un bateau, on se retrouve dans un champ de pastèques sans avoir bougé d’un mètre !
Mais ce qui est rock’n’roll, c’est aussi la vie à bord quand on « roule ».Par exemple, il y a les repas, trois fois par jour. Au tintement de la louche contre les barreaux de la cambuse, 80 personnes s’extirpent des hamacs et se mettent en file… indienne, forcément ! La boîte en plastique ou la gamelle à la main. La ration du jour est une fausse surprise, le légume étant invariable : banane plantain et racine de manioc. Quant à la viande, elle se balance indolemment au-dessus de nos têtes, au rythme du roulis, depuis trois jours ! Le matin c’est soupe et pain. Mou, mi-dur, puis dur et enfin « à tremper impérativement avant consommation » (le voyage dure 6 à 9 jours en fonction des détours occasionnés par les bancs de sable ou le niveau de l’eau). On mange assis par terre, assis dans son hamac ou sur les bancs soudés au bastingage.
C’est Willen qui officie en cuisine !Un jeune type extra, compétent et d’une grande serviabilité (salut à toi, Willen !). Trop, au goût de l’équipage, qui l’évite un peu. Bon, il est maquillé jusqu’aux yeux, son fond de teint est épais d’un demi-centimètre et son rouge à lèvres est un peu trop voyant mais il cuisine bien et joue admirablement de la prunelle, œil de braise ou de glace, c’est selon. Avec moi, il a choisi « braise ». Je vais tous les matins lui quémander de l’eau chaude pour notre nescafé (la soupe à 6h30, non merci) et il tient absolument à ce que j’entre dans la cuisine, pourtant interdite. Mais ma mère m’a dit de ne pas mettre ma vie en danger.
Cette descente de rivière est décidément une aventure, mais pas spirituelle :
il y a les moustiques !!! Justement, il faut que je vous explique les subtiles tortures auxquelles se livrent les insectes amazoniens (on n’est jamais à plus de 10 mètres d’une berge de forêt vierge, rappelez-vous en). Ou plutôt non, je ne vais pas vous en parler, ça leur ferait de la pub ! Pas le temps de les détruire, le courant nous emporte et eux rentrent en forêt, bourrés de sang frais. Dommage qu’on ne repasse pas par là au retour : je les aurais engueulés !
Le soir, après dîner, quand il fait nuit dehors et qu’on est bercé pas les « PIQUÉ !, PIQUÉ ! », hurlés par le capitaine (qui nous a à la bonne, les 2 seuls étrangers du bateau), on peut faire des tas de choses, comme… dormir ou picoler.
Ou encore regarder à 50 ou 60, assis par terre, le téléviseur de 36 cm mis à disposition par le vendeur de l’épicerie-bar du bord. Il y diffuse des DVD passionnants et intellos où des aventuriers patibulaires découpent des types à la machette pour leur piquer leurs biens après avoir violé leur femme et donné leurs gosses à bouffer aux crocos, le tout dans les hurlements stridents des héroïnes et des passagères qui font bien du bruit pour pas grand-chose. Bon, ben… on n’a plus qu’à picoler alors !
Au début du voyage, c’est bières blondes ; vers la fin c’est bière brune : la bière Varilux, quoi ! Quant à la cachaça, comment expliquer… Au début ça fait parler. A la deuxième, si tu bois un rhum après, tu crois que c’est de la limonade. Et à la troisième (je parle de ceux qui arrivent jusque là), tu te dis : « Je ne sais pas ce qu’ils foutent dans l’eau de l’Ucayali, mais ça endort ! ». Nous, on nous avait plutôt dit : « T’en bois un cul-sec et tu pars en arrière ! ». Ça tombe bien, notre hamac est justement de ce côté-là !
En Amazonie, même la dernière journée à bord peut apporter des surprises. On profite qu’il ne se passe rien depuis dix minutes pour souffler un peu, quand le capitaine me crève un tympan en m’appelant et me fêle une côte suite à la claque dans le dos qui va avec. Il nous jette littéralement dans l’annexe motorisée qui est attachée au flanc de la barge et, cette dernière continuant son chemin, nous remontons le courant vers une hutte dissimulée dans la jungle. Il fait mettre le moteur à fond et on se dit qu’on n’a pas indiqué de légataire : on touche l’eau de temps en temps, se demandant à quel moment on va se retourner.
* Donde vamos ?
* Taricaya, taricaya !
Ben oui, on va acheter des œufs de taricayas aux indiens.
Tariquoi ? caya ! Taricayas : les tortues du fleuve. Mets réputé divin qui fait rouler dans leurs orbites les yeux concupiscents du captain’. On revient à la barge encore plus vite (cette fois on descend le courant !) et on s’y accroche de nouveau.
Quelques heures plus tard, c’est Iquitos et les manœuvres d’accostage. On embrasse Willen. Enfin, Willen m’embrasse et on lui promet de lui ramener des photos : le bateau ne repart pour la remontée de l’Ucayali, que dans une petite semaine et pour 11 jours de navigation.
On remonterait bien aussi !
Gilles GAMOT
Pour voir plus de photos… consultez la galerie « vie à bord du Pachito »