SÉNÉGAL
« 7 places », ouvre-toi !
Quand tu arrives au garage* de Kédougou, tu ne cherches pas les « 7 places » : ce sont eux qui viennent à toi ! Une nuée de coxeurs* arrive en demandant : « Tu vas où ? ». Sitôt la réponse donnée, le préposé attitré à la destination s’empare de ton sac, trottine jusqu’au bon véhicule et le balance sur la galerie. Une fois là, il est comme garanti contre le vol et tu peux sereinement attendre le départ.
Mais le « 7 places », qu’est-ce, me direz-vous. Il s’agit du taxi-brousse, taxi moyenne ou longue distance. La différence et la surprise tiennent au fait que, comme son nom l’indique, on n’y place jamais plus de 7 passagers dans un pays où voitures et bus ne semblent pas avoir de capacité maximale… Le confort devrait donc y être supérieur. Sauf que si tu n’es pas assis devant ou sur la banquette du milieu ton corps s’en souviendra longtemps . La raison en est que le « 7 places » ce sont des 505 Peugeot familiales des années 80 dont la troisième banquette avait été inventée pour les étroits postérieurs des 2 derniers rejetons d’une famille de cinq moutards dus à l’absence de régulation des naissances ! Du coup, quand tu partages ladite banquette avec non pas une mais deux solides matrones qui rentrent du marché, tu ne peux t’empêcher de maudire la famille selon Peugeot (et en même temps prier pour tes articulations). Ajoute à cela que l’état du véhicule, dont les plus jeunes ont 35 ans, laisse perplexe : plus de garnitures de portières ni de vitres, plus aucun instrument de bord, seul le moteur fonctionne. What else ?
Bon maintenant il faut attendre que les autres places se remplissent pour partir.
Dans la latérite rouge de l’esplanade de la gare routière, le ballet des vendeurs et mendiants tournoie autour de toi et du tabouret de bois qu’on a glissé sous tes fesses : à tout toubab* tout honneur !
Les gamins qui mendient tendent vers toi leur boîte de conserve ou petit seau en plastique de récup’ qui remplacent la battù* d’autrefois. Les camelots proposent quasiment tout ce qu’on peut trouver sur un marché, avec un net avantage aux vendeurs de bâtons de sump*. Et puisque tout semble possible, on ne pourrait pas avoir un petit-déj. par hasard ? « Si tu veux, je vais te chercher un Nescafé, du pain et du Chocopain ». Bonne idée ! Le Nescafé, c’est du soluble en thermos, de n’importe quelle marque. Quant au Chocopain, c’est une imitation à la cacahuète d’une célèbre pâte à tartiner à la noisette. La devise qui barre le pot du produit claironne : « Chocopain – Y’a pas mieux dans ton pain !». Tu te demandes ce que tu vas faire du reste de 250 g. d’ersatz de Nutella, sauf qu’ici peu de gens ayant les moyens d’acheter le pot entier de Chocopain (il paraît que Y’a pas mieux dans ton pain) à 1000 francs CFA, tu peux te faire tartiner ta demi-baguette chez l’épicier pour 100 Fcfa seulement. Tu es donc là à savourer ton sandwich Chocopain (vous ai-je dit que Y’a pas mieux dans ton pain ?), le long de l’égout en plein air et, par stupide association d’idée, un doute t’assaille : « Le nescafé, il est fait avec de l’eau minérale ? ». « Ben non, pour quoi faire ? ». Tu décides alors dans un grand élan de générosité de l’offrir au chauffeur…
Lequel va justement en avoir besoin pour se remonter le moral car un minibus entré comme un bolide sur l’esplanade vient d’enfoncer sa portière et d’exploser le rétroviseur (oui, oui, ce « 7 places » possède un rétro !)! Tu te dis que tu n’es décidément pas parti, sauf que le chauffeur hèle un type assis par terre qui vient avec son marteau et en quelques minutes décabosse la portière. Il faut dire qu’il n’a eu ni à la dégarnir, ni à ôter la vitre, ni à se soucier d’épargner une peinture qui n’existe plus ! Et puis cet aspect gentiment bosselé a une certaine allure… Pendant ce temps, un camelot s’est précipité vers le chauffeur et lui a vendu un gros miroir rond de maquilleuse et du ruban adhésif. Après avoir redressé le boulon qui tient le support de rétro, il fixe le miroir dessus et le tour est joué ! Un propriétaire perfectionniste sans doute vu que les autres, dans la même situation, feraient le deuil de cet accessoire. C’est bon signe, ça !
Bon, vers midi, après 4 heures d’attente, on a fait le plein de passagers, en route pour 8 heures de trajet.
Mauvaise surprise : nous sommes 4 sur la banquette du milieu au lieu de 3. La raison invoquée : on embarque un mécano qui va dépanner un taxi-brousse en panne à 100 km de là. Il a ses outils sous les pieds et le moyeu avant de secours couvert de cambouis est bourré dans le coffre, sous les protestations des poules qui s’y trouvent. Heureusement, croit-on, nos bagages sont ligotés sur le toit, en compagnie de trois chèvres et un mouton !
On nous avait dit : « En quittant Kédougou et en arrivant à Tambacounda, il y a 40 km de bonne route. ». Restent 155 km de mauvaise entre les deux, donc… En cause, les camions maliens. Ceux-ci, majoritairement citernes, roulent en d’innombrables convois de 6 ou 7 véhicules, moitié pour s’entraider en cas de panne, moitié pour décourager les « coupeurs de route » de les dévaliser. Le résultat est une route « débarrassée » de son revêtement qui laisse place à la poussiéreuse terre rouge. Au point que le goudron n’est pas semé de trous mais plutôt que la route formée en creux dans la latérite laisse ça et là apparaître des morceaux de chaussée isolés qui ressemblent à des champignons de terre de 40 cm de haut, coiffés d’un chapeau d’asphalte ! Heureusement (?), notre chauffeur est maître dans l’art de zigzaguer brutalement entre ces plots qui surgissent dans les nuages de poussière soulevés par les camions, nous donnant l’impression d’être des boules de flipper. Je rappelle également aux lecteurs dissipés que nous roulons sans vitres latérales.
Depuis la banquette arrière, le propriétaire des chèvres demande de temps à autre un arrêt pour sortir vérifier que ses bêtes qui béguètent à fendre l’âme ne sont pas suspendues hors de la galerie…
La route ne tarde pas à traverser la réserve de Nikolo-Koba. Pour nous épater, notre chauffeur annonce : « Je vais te montrer un lion ». Il ralentit, s’arrête sur le côté gauche de la route, en bordure de savane et dit : « Pourtant, avant-hier, quand je suis passé, il y en avait un ici, couché ». A mon avis il est en grève pour salaire insuffisant, il faudra en toucher deux mots à l’office du tourisme. Tant pis, on repart. Pas pour longtemps d’ailleurs : un champignon routier mal jaugé nous oblige à piler. Résultat un claquement sec et une odeur de brûlé. Tout le monde descend. Le mécano embarqué à Kédougou ne sera décidément pas venu pour rien. Couché sous la voiture, il se relève hilare en brandissant les deux moitiés du disque de freins avant droit ! Une fois celui-ci balancé dans le fossé, rien n’empêche plus le départ. On reprend la route sans frein droit ce qui, lors des freinages, permet au véhicule de décrire de jolies courbes vers la voie d’en face, voire de nous mettre en travers dans une tentative de tête-à-queue.
Voici enfin, dans un hameau, le véhicule en panne où l’on dépose notre mécano embarqué. Ce qui présente le double avantage de décongestionner la banquette et de permettre au chauffeur d’acheter une lanière de chambre à air dans une minuscule boutique. Il s’en sert pour refixer le miroir du rétro dont l’adhésif se ramollit à vue d’œil à cause des 39°C ambiants.
En partant à 9 h., nous aurions dû arriver à Tambacounda à 17 h. Mais il est 19 h. Et on roule toujours. La nuit arrive et on se demande pourquoi le chauffeur écarquille les yeux la tête proche du pare-brise. Réponse : il n’a pas de phares ! La dernière heure de route manque bien d’être notre dernière heure tout court… Nous évitons deux vaches qui ont eu la bonne idée d’être de couleur crème, une chèvre et surtout bon nombre de piétons qui marchent sur le bord de la piste.
Enfin, après 8 heures de piste, c’est le garage* de Tambacounda ! On dépose tous les passagers. Nos sacs sont recouverts d’une épaisse poussière rouge et les chèvres sont roses. Les passagers aussi d’ailleurs ! Plus de noirs ou de blancs, il n’y a que des roses clairs et des roses foncés : la démocratie par le 7 places !
Petit vocabulaire sénégalais |
Garage : gare routière |
Coxeur : chargeur-placeur pour les 7 places |
Toubab : nom générique donné aux blancs |
Battù : demi calebasse ou noix de coco utilisée par les mendiants |
Sump : bâtonnets de dattier du désert dont les Sénégalais se frottent les dents et qu’ils mâchonnent en même temps pour tromper la faim comme nous ferions d’un chewing-gum |