NAOUCHKI, NAOUCHKI, (НАУЩКИ) tous les riches descendent !
Tout avait pourtant bien commencé : la guichetière de la gare d’Irkoutsk parlait français !
Un bonheur après une première semaine de noyade dans le cyrillique et les borborygmes éructés par les soldats portant haut l’étendard de la bière locale !
Quelques minutes après le départ, nos voisins –mongols- cachaient diverses marchandises de contrebande dans les coffres des banquettes du compartiment, sous nos sacs à dos, et de gentilles dames accrochaient 2 ou 3 manteaux de cuir dans tous les compartiments en nous faisant comprendre : « Aux douaniers russes, soutenez qu’ils sont à vous ».
Pourtant, le danger ne devait pas venir de là…
Cinq heures après avoir longé le lac Baïkal et traversé une immense taïga, ce fut Naouchki. Poste frontière, côté russe, avec la Mongolie.
Le train stoppe.
La police des frontières monte à bord.
La douane monte.Un coup d’œil à nos amis mongols : sereins ! La douanière-chef est déjà inquiétante : talons et chignon hauts, très hauts, moulée dans une veste et mini-jupe d’uniforme une taille trop petite, vociférante, elle fait un peu penser à une kapo caricaturale de films sado-maso de série « C ». Elle se montrera à la hauteur… Nous lui rendons le formulaire de déclaration de devises qu’on nous a remis. Sachant qu’il est strictement interdit de sortir les roubles du pays, nous n’en avons plus. Nous avouons détenir 100 dollars US, ce qui est très au-dessous des 5000 autorisés à l’import-export. Stupeur ! Elle nous hurle de descendre du train. Refus. On nous en expulse manu militari. A peine le temps de prendre nos sacs sous lesquels sont cachés 1000 briquets, 5000 cigarettes et 200 sachets de pruneaux d’Agen « Maître Prunille » (sic !), sous l’œil indifférent des douaniers qui nous surveillent.
On nous installe dans le hall minable de la gare. Nous y voyons arriver, privilège des premiers, par grappes ou en couple, les autres naïfs qui ont déclaré posséder des devises. Quand tout le monde est là (entendez : quand un nombre suffisant de pigeons a été rassemblé), on nous confisque nos passeports. On veut faire une photo, histoire de mémoriser et de rire (jaune) en cet instant de pure fiction : on tente de nous confisquer notre appareil ! J’en entends qui disent : « Fallait pas vous laisser faire, résister… ». Quand ces choses là sont demandées par 3 brutes en uniforme, avec mitraillette en sautoir, à 6000 km de ton ambassade, tu oublies tes réflexes soixante-huitards.
Bon, 4 français (dont nous), 2 belges, 3 espagnols, 14 hollandais, 1 canadien, 4 allemands…et pas un mongol ! On va pouvoir passer le temps à papoter. Quel « temps » au fait ? Le train est toujours là, il fait nuit maintenant ; 2 heures déjà que le rituel a commencé. On explore les petites salles donnant sur le hall principal : au fond d’un bureau, une porte s’ouvre et une petite dame en civil m’appelle. Dans un mauvais anglais, elle nous fait comprendre que si nous changeons nos dollars en roubles nous pourrons remonter dans le train dès ce soir. Passant outre l’inquiétude que le « dès ce soir » et le fait de sortir des roubles du pays suscitent, nous changeons nos 100 dollars à taux usuraire. La dame s’éclipse. Nous allons brandir nos roubles sous le nez du garde du hall : il ne nous regarde même pas pour rugir (en russe) : ASSIS ! PAS BOUGER ! Va savoir pourquoi, on comprend le russe.
Les 30 prisonniers échangent impressions et conjectures sur la façon de sortir de ce mauvais pas et c’est alors…que le train redémarre, sans nous. Coup de blues et abattement. Nous sommes samedi, nous savons qu’il y en a un autre le dimanche, même heure, puis plus rien jusqu’à samedi prochain. Si demain nous ne montons pas dans le train, il faudra passer 6 jours dans un village de 200 habitants, dont 100 militaires ou douaniers, au milieu de la taïga, à 300 km de la ville la plus proche.
Il est maintenant 21 heures. Où manger ? Boire ? Et…uriner ! Toutes les femmes lèvent le ton et devant le charivari, le planton appelle ses collègues pour la deuxième mise en scène. Style goulag. Les policiers rassemblent « les volontaires », les encadrent pour sortir sur le quai, les font mettre en file indienne, les escortent (2 de chaque côté de la file) jusqu’aux 2 WC à la turque du bout du quai. Interdiction de rentrer toute seule dans la gare : même cérémonie au retour.
Manger ? Boire ? Dans le village. On peut y aller ? Finalement oui. C’est l’heure de la fin du service des gardes et ils vont aussi aller « s’en jeter un » dans l’unique bistrot : cela s’appelle souffler le chaud et le froid, on est passé du sado de série C au polar de série B!
Et on dort où ? Là, par terre ! Heureusement que tout ce petit monde est parti pour randonner : on déplie les duvets et matelas mousse et on attend l’aube avec perplexité, angoisse, fureur, rage, fatalisme, espoir. Rayez les mentions inutiles s’il y en a.
Au matin, tout ce qui porte galon, képi ou épaulette nous laisse entendre sans le dire jamais que nous ne partirons au train du soir que si nous changeons TOUTES nos devises étrangères contre des roubles (souvenez-vous : il est totalement interdit de sortir de Russie avec des roubles !). La psychose achève de s’installer et de paniquer tout le monde. Certains demandent à téléphoner : NIET téléphone ! D’autres, en début de voyage, ont des sommes colossales en dollars. Ils pensent ne pas tout changer. « Ils vont te fouiller ! », prétendent leurs voisins. « De toute façon, il n’y a pas de banque ici ».
Justement, la petite guérite, à l’autre bout du quai (pas celui des toilettes), c’est une banque ! Je n’invente rien. Alors, bon an mal an, on s’y dirige tous sans qu’aucun ordre ou suggestion n’ait jamais été proféré. Si c’est pas un beau conditionnement ça : 30 personnes qui font la queue pour se faire dépouiller de leur monnaie en échange de roubles sans valeur en Mongolie et à un taux déplorable, de leur plein gré. C’est du moins ce que pourront prétendre les coupables de ce splendide racket si toutefois il parvient aux oreilles de monsieur Poutine à 8000 km de là !
Bon, je vous fais la suite rapide, le secret d’ennuyer étant celui de tout dire : midi, plus de roubles au bout de 10 personnes. Attente jusqu’à 15 heures que la préposée soit allée en chercher à la ville (tiens, il y a une ville au milieu de la taïga). A la reprise, les hollandais montrent, mi-figue mi-raisin, les paquets énormes (30cm de haut !) de roubles en petites coupures que représentent 1000 dollars. « Un bon cru », doit se dire l’employée de banque. 17 heures, tout le monde a tout changé (ou gardé dans les sous-vêtements…). On court au bureau des douanes (il ferme à 18 heures !) faire tamponner le papier de change. 18 heures : on nous annonce que « Ah non, votre billet de train il était pour hier, pas pour aujourd’hui ! Il va falloir le racheter ! ». En effet, le guichet totalement fermé depuis hier soir vient subitement d’ouvrir. Le premier acheteur nous informe qu’on ne paye que la partie non parcourue, soit Naouchki/Oulan-Bator, la moitié du trajet ! C’est vraiment trop gentil.
19 heures, le train entre en gare. On rassemble nos affaires, on chausse nos sacs à dos et on s’apprête à sortir sur le quai.
Holà, pas si vite ! En rang par 2 et à un bout du quai : escorte habituelle. Tiens, la petite dame « changeuse-de-devises-en-douce » d’hier soir est en uniforme aujourd’hui : c’est la capitaine de la garnison… Aux fenêtres du train, tous les touristes nous regardent, éberlués, pensant qu’on va charger le train de détenus du goulag. On tente de leur crier de déclarer zéro devise (en 5 ou 6 langues !) mais on nous fait taire en nous menaçant de retourner dans la gare. Ceux qui, un quart d’heure plus tard, descendent du train auront sans doute moins de chance que nous : pas de train le lendemain. Coincés là jusqu’à samedi prochain.
Dans l’affaire, juteuse, tout le monde est bien sûr complice et les dollars et euros mal acquis seront rechangés à un taux normal, ce qui laissera un joli bénéfice à douaniers, policiers, banquiers et employés ferroviaires, sans parler de l’unique bistrot-épicerie du village qui, chaque week-end, devient international.
Pourquoi ? Comment ? Un poste frontière du bout du monde, loin du pouvoir central, qui peut en toute impunité compenser cet exil hérité du stalinisme pour employés pas assez zélés ou indélicats : nous sommes en Sibérie !
Le système tient par la cohésion du groupe. Jusqu’aux contrebandiers mongols qui, connaissant le rituel, pourraient prévenir les touristes du système. C’en serait terminé alors de leur trafic s’ils « balançaient ». Malgré le bakchich qu’ils versent régulièrement pour passer cette marchandise.
Conclusion : nous nous étions tous promis, une fois rentrés « au pays » d’écrire à notre ambassade, au Kremlin, au tribunal international… Je crois que nous avons tous laissé tomber.
Si quelqu’un a vent de ce que devient le mécanisme, contactez-nous !
Gilles Gamot
tous les riches descendent !
ou le goulag au bout du quai ?
Bouts du monde N° 3
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